Détours
Un soir, presque par distraction, "sculpture" d'une peau d'orange à l'abandon dans une assiette. Sous les doigts naît un volume tout en courbes et vides, cousu de cure-dents. Cela m'amuse.
Après une nuit sur un radiateur, la "sculpture" est déshydratée, totalement métamorphosée.
La fièvre gagne; les fruits de l'hiver envahissent la maison, tout l'espace.
Un jour, l'envie me vient de photographier l'un de ces agrumes travaillés. Sidération immédiate devant la transfiguration opérée: échelles bousculées, textures magnifiées, présences exacerbées, un festival! Sècheresse nourricière.
Vient le temps de l'assemblage, de la mise en scène: tours, enchevêtrements, superpositions, entrelacements, accumulations, triturations... Des milliers de photos naissent d'architectures improbables, éphémères, en équilibre précaire, toujours au bord de la chute.
Pérennisation d'abstractions incarnées, figurantes à des degrés divers. L'intervention est parfois infime; il s'agit alors d'un simple "être là" du végétal réduit à sa plus simple expression: squelette ou enveloppe.
Cadrée au plus près, la forme ne laisse pas l'oeil s'échapper. La toute-présence des volumes s'impose. L'esprit, lui, vagabonde au gré des couleurs, des matières, des juxtapositions innombrables, lit des scénarios mouvants. Les titres ne sont que propositions, parfois commodité, souvent jeu, voire leurre, clin d'oeil aux cadavres exquis des surréalistes.
La surface est le prétexte d'une plongée à l'intérieur de mondes gigognes; la photo devient oxymore.
Les formes sont posées, figées en apparence mais vibrantes de tensions contenues, d'élans contrôlés, puisés dans la disparition du plein et du dense. Une sorte d'envers du décor post-apocalyptique. Un négatif révélé à la lumière, un moins devenu plus, ouvrant sur un univers parallèle.
Le noeud, la torsion, la déchirure laissent croire au trésor qu'ils recèlent; mais tout est dit déjà: le trésor est le noeud en lui-même.
Déchet sublimé: le brisé, le laissé pour compte, touchent, peut-être, à l'Universel. L'infiniment modeste, l'ignoré, pelures, rafles et autres objets cassés, acquièrent une dimension poétique.
Entité végétale, végétative, fixée par le dessèchement, maintenue par le bois, prisonnière de la photo, mais étonnament vivante. Le processus de mort est interrompu; le déchet se recycle en énergie de vie.
Construction, déconstruction, coexistence paisible mais dérangeante de plusieurs corps étrangers qui révèlent une harmonie paradoxale.
Inconfort.
Malaise.
Là où le plaisir charnel du simple bricolage croise l'émotion fugace et intense de la capture photographique, je suis.
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